Ce qui frappe chez Fred Vargas c’est tout d’abord son style d’écriture désarçonnant, foisonnant, riche, dense, décalé, fort drôle souvent et très imagé toujours. Les mots, comme les idées, les anecdotes parallèles et les dialogues des personnages se bousculent et s’entrechoquent, parfois sans fil conducteur apparent mais pour au final s’emboîter impeccablement. Elle couche les phrases sur le papier comme son héros Adamsberg pense : en utilisant une logique et un sens de l’essentiel qui lui est propre.
Dans UN LIEU INCERTAIN l’intrigue principale est parsemée de petits histoires parallèles qui en fait serviront chacune, à un moment ou l’autre du récit, à faire la lumière sur certains évènements mystérieux mais d’importance pour la résolution de l’enquête. On accumule ainsi des historiettes semblant hors contexte sur la chatte et ses petits, sur le chien Cupidon, sur l’odeur des excréments de cheval suivant la nourriture de celui-ci, sur les légendes de Highgate ou sur l’ours mangeur d’homme, pour n’en citer que quelques unes.
La traque du meurtrier s’étend géographiquement sur différentes contrées d’Europe, ainsi nous suivons l’enquête tour à tour en Angleterre dans un cimetière effrayant la maréchaussée britannique elle-même, en France sur différents sites de crimes mais aussi dans cette brigade particulière, avec les “revues d’ichtyologie de Voisenet, les bouteilles et les dictionnaires de grec de Danglard, les revues porno de Noël, les vivres de Froissy, la litière et l’écuelle du chat, les huiles essentielles de Kernorkian, le baladeur de Maurel, les cigarettes de Retancourt…”, en Serbie dans un village qui parait encore vivre au 18ème siècle avec ses peurs, ses croyances et ses légendes et la Finlande sera même de la partie.
Les protagonistes principaux, chacun dotés d’une psychologie et d’une personnalité plutôt hors-norme, sont eux aussi présents en grand nombre :
il y a tout d’abord bien sûr, le commissaire Adamsberg à la mémoire et l’attention aussi sélective que bancale et au pouvoir d’endormir les gens par simple apposition des mains, le commandant Danglard encyclopédie vivante ayant réponse à absolument toutes questions culturelles quel que soit le sujet, Emile le jardinier hyper violent mais aux petits soins pour son chien Cupidon, le docteur Paul de Josselin Cressent dont les manipulations guérissent comme par magie les maux des humains ou des chatons et qui est pris de passion pour la psyché de ses patients, surtout quand il s’agit de gens borderline, Froissy la femme flic traumatisée par un manque de nourriture au berceau et qui depuis dévore en permanence sans prendre un gramme et fait des stocks de vivres partout au cas où, Rettencourt une autre policière taillée comme une lanceuse de marteau russe et rapide comme l’éclair malgré ses cent dix kilos, sans parler du cousin serbe de bonne composition, du voisin Lucio qui a perdu son bras à neuf ans durant la guerre d’Espagne mais qui continue à le gratter car il ressent toujours la piqure d’araignée subie sur celui-ci avant son amputation, du lord anglais alcoolo mangeur de photos ou de celui qui dévore des armoires…
Bref un bel étalage de personnages aussi intéressants que déjantés !
Si l’intrigue démarre plutôt doucement, la place belle étant au début faite à la réflexion et à la mise en place de tous les éléments et acteurs du livre, l’action s’accélère néanmoins peu à peu pour atteindre un rythme vif à partir de la deuxième partie du roman. A la fois récit policier et fantastique
(il est ici question de légendes anciennes et plus exactement de vampires)
on navigue en eaux troubles et Fred Vargas joue avec nos nerfs et notre logique en s’amusant à brouiller les pistes et à nous perdre pour mieux nous récupérer en chemin.
Une lecture fort dépaysante et plaisante oscillant entre réalité et imaginaire mais au dénouement, même si un peu rapide voire bâclé, c’est le seul vrai reproche que je formulerai, tout à fait crédible. Un bon polar donc que je vous recommande si la plume de l’auteur ne vous effraie pas.