2018-10-09 09:07
Impossible de ne pas faire le lien avec La Machine à explorer le temps de H. G. Wells. Mais là où l’Anglais est très factuel et critique la finitude de l’Homme sans forcément mettre le mot exact sur les choses, Barjavel rentre plus dans l’émotion des personnages et quelques questions philosophico-éthiques, ce qui n’est pas non plus pour déplaire.
Néanmoins, la construction en trois parties rend le récit inégal, avec de l’action et du suspense en ouverture, un rapport scientifique long et désarmant en plat principal et une désillusion à plusieurs niveaux en dessert. C’est cette deuxième partie qui est d’un certain côté décevante avec la présentation de la race humaine (ou du moins ce qu’elle est devenue après cataclysmes) en l’an 100 000 qui a “évolué” en société hiérarchisée aussi bien structurée que celle d’une ruche, avec des entités vivant uniquement pour accomplir la tâche qui leur a été incombée pour faire fonctionner la machine humaine globale, avec disparition complète de toute personnalité, de notion de plaisir, voire même d’existence. Barjavel nous présente un monde dans lequel l’Homme a survécu mais au prix de transformations qui n’ont rien d’alléchant. Pas une seule fois pourtant soulève-t-il cette question de comparaison avec des civilisations passées qui ont pu fonctionner plus ou moins sur ce modèle.
L’auteur insiste toutefois justement et à plusieurs reprises sur des points essentiels que soulèvent les voyages dans le temps, comme le paradoxe du grand-père ou l’effet papillon. Barjavel interroge également sur l’incapacité de l’être humain à ne pas faire de mal, à ne pas se faire la guerre ou à ne pas utiliser la violence pour régler les conflits ; tout comme il rappelle grâce à “l’imprudence” de Saint-Menoux que l’Homme est et sera toujours animé par les mêmes travers et attiré par les mêmes faiblesses engendrées par l’avènement de la civilisation (comme la richesse et le pouvoir), ce qui est d’autant plus ironique que le scientifique qui souhaitait aider l’espèce humaine finit lui-même par commettre un vol, et carrément à renoncer à aider les autres tout en se convainquant de l’importance de s’aider lui-même. C’est beau quand même.
Même si tous les codes de base de la science-fiction se retrouvent de manière légitime dans cet ouvrage, le récit souffre quand même de défauts, surtout dus au retour impromptu de la religion et de l’impact de Dieu sur le devenir des humains (ces constants rappels ramènent de suite le lecteur dans la réalité hors de la fiction établie et cassent complètement le contexte). On pourrait pour cela blâmer l’époque d’écriture, qui situe le roman dans les années 40 alors que la France est encore très catholique pratiquante et se pose peu ou pas la question de la véracité ou non de l’existence de Dieu. Toujours est-il que ce retour à la “volonté de Dieu” pour expliquer les choses est fatigant et ne devrait pas avoir sa place dans un récit de science-fiction (quand bien même il n’était pas reconnu comme faisant partie de ce genre très balbutiant en France au temps précité).
Là où l’époque peut aussi expliquer certains tics d’écriture (enfin on l’espère...), c’est quand le sexisme et le machisme banalisés pointent insidieusement leur nez. On a des exemples monstrueux de la pensée masculine de l’époque qui positionne la femme derrière les fourneaux, avec entre autres l’unique personnage féminin, la jeune Annette, décrite comme une amoureuse éperdue qui n’attend que son homme, nurse délicate, aide son père savant mais ne prend pas part aux expériences (elle sauvera pourtant son bien-aimé d’une tragédie temporelle, mais le récit ne s’attardera malheureusement pas du tout sur cet acte héroïque), ne pense qu’au bonheur et au mariage, est dépeinte constamment dans une lumière calme et apporte apaisement au mathématicien qui lui s’éreinte à découvrir l’avenir et travaille pour la science et l’humanité tout entière (rien que ça). Sans compter ces magnifiques passages, quand Saint-Menoux cherche à découvrir dans l’avenir à quoi ressemblent les femmes et se colle des images “référentielles” pour mieux les trouver : N’existait-elle plus ? Le monde était-il redevenu le Paradis sans Eve ? Je ne pouvais le croire. Je suis reparti dix fois exprès pour la trouver. J’avais tapissé le laboratoire de photographies de femmes occupées aux taches qui leur sont propres : le ménage, la cuisine, les soins des enfants. Je m’en emplissais les yeux avant de partir. (p137 édition de poche) ; ou quand Essaillon, le physicien obèse présenté pourtant comme un esprit vif et bienveillant, coupe en l’an 100 000 la tête d’une entité reproductive femelle et qui a pour seule et unique réaction quand il constate que cela ne fait ni chaud ni froid à cette dernière : Je n’en suis pas tellement étonné ! [...] Déjà de notre temps, la tête était bien la partie de leurs corps dont les femmes avaient le moins besoin pour vivre ! (p159) Rien n’étant fait pour suggérer l’ironie ou le cynisme voire dénoncer de tels propos, il n’y a aucune raison de douter de la misogynie de l’auteur (pourtant certainement non considérée comme telle à l’époque).
Si on veut toucher à la racine de la science-fiction (française et autre), on ne peut échapper à Barjavel. Maintenant comme avec d’autres auteurs avant lui (je pense par exemple à Jules Verne, qui dans ses récits d’anticipation incroyables n’oublie pourtant pas de glisser la pensée esclavagiste, coloniale et raciste de son siècle), il faut être conscient qu’en les lisant on va potentiellement se retrouver confrontés à des pensées obsolètes et régressives qui font mal à nos p’tits culs modernes (m’enfin, vu ce qui se promène encore dans la population mondiale actuellement, y a pas de quoi se réjouir de notre époque non plus). J’ai apprécié l’ouvrage à sa juste valeur, seulement le genre a pris son envol depuis des décennies déjà et offre désormais quelques pépites un peu mieux faites et plus complexes.
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